Comment imposer les plus-values mises en report avant le 1er janvier 2013 et qui deviennent imposables à compter de cette date ? La réponse n’est pas simple. Le Conseil constitutionnel vient de tempérer la position de l’administration fiscale et du Conseil d’Etat qui était de les soumettre au barème progressif sans aucun abattement.
Mais la constatation d’une rupture d’égalité devant les charges publiques ne l’a pas empêché de retenir un traitement qui leur est spécifique, qui plus est en distinguant selon que les plus-values résultent d’un report obligatoire ou facultatif.
Quelques explications sur les opérations ouvrant droit à un report d’imposition
Au fil des ans, la loi a prévu plusieurs régimes de report d’imposition pour les plus-values constatées à l’occasion de certains échanges de titres ou de certaines opérations de cession-réinvestissement.
S’agissant en particulier des échanges (lorsque les titres d’une société A sont apportés à une société B), la règle a changé au 1er janvier 2000 : ceux qui sont intervenus avant cette date déclenchaient l’imposition ou ouvraient droit à un report d’imposition, ceux qui sont intervenus à compter de cette date relèvent en principe d’un régime de sursis d’imposition, dans le cadre duquel aucune plus-value n’est constatée au moment de l’échange. Toutefois, on peut notamment relever que :
- pour les échanges réalisés depuis le 14 novembre 2012, et dans le cadre desquels un contribuable apporte des titres à une société qu’il contrôle, l’article 150-0 B ter du CGI prévoit l’application d’un régime de report obligatoire,
- certaines plus-values bénéficient encore d’un différé d’imposition en application d’un régime de report qui a visé un échange ou une autre opération de cession-réinvestissement, jusqu’au terme du report (qui correspond généralement à la cession des titres reçus en échange ou acquis dans le cadre de l’opération de cession-réinvestissement).
Une curieuse interprétation de la loi, validée par le Conseil constitutionnel
On sait que la loi a récemment réformé les règles de calcul de l’impôt sur le revenu pour les plus-values résultant de la cession de valeurs mobilières en prévoyant :
- leur soumission au barème progressif après la déduction d’un abattement pour durée de détention (lui-même appliqué après l’imputation des moins-values disponibles), – l’application de ces nouvelles règles aux plus-values « réalisées » à compter du 1er janvier 2013.
La loi est restée silencieuse sur le sort à réserver aux plus-values en report qui deviennent imposables à compter du 1er janvier 2013, lorsque le report prend fin. Dans ce cas, selon l’interprétation habituellement retenue, mais qui n’est pas totalement intuitive :
- les plus-values sont considérées comme ayant été «réalisées » à l’occasion de l’échange ou de l’opération de cession-réinvestissement qui a ouvert droit au report,
- le Conseil d’Etat a jugé qu’un régime de report, contrairement à un différé d’impôt, a pour effet de « permettre, par dérogation à la règle suivant laquelle le fait générateur de l’imposition d’une plus-value est constitué au cours de l’année de sa réalisation, de la rattacher à l’année au cours de laquelle intervient l’événement qui met fin au report d’imposition » (jurisprudence rendue dans de précédentes affaires, notamment CE 10-4-2002 n°226886 : BIC-XIX-21115).
Mais l’administration a réservé une mauvaise surprise aux contribuables concernés en refusant l’application aux plus-values mises en report avant le 1er janvier 2013 de l’abattement pour durée de détention qui modère l’imposition résultant du barème progressif.
Des contribuables ont alors contesté ce traitement en posant des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Par deux fois, le Conseil d’Etat a interprété la loi comme conduisant à appliquer le barème progressif et à refuser l’abattement aux plus-values « réalisées » et « placées en report d’imposition » avant le 1er janvier 2013 :
- par une première décision du 12 novembre 2015 (CE n°390265 : FR 47/15 inf. 21 p. 33),
- et par une décision du 10 février 2016 (CE n°394596 : FR 9/16 inf. 4 p. 10) qui a donné lieu à la transmission d’une QPC au Conseil constitutionnel (ce que le Conseil d’Etat avait refusé dans sa première décision).
Le Conseil constitutionnel s’est rangé à cette interprétation de la loi dans sa décision n°2016-538 QPC du 22 avril 2016 (FR 22/16 inf. 7 p. 8), en expliquant qu’il résulte de la jurisprudence constante du Conseil d’État que « lorsqu’une plus-value mobilière fait l’objet d’un report d’imposition […] l’assiette de l’imposition est déterminée selon les règles applicables à la date de cette opération », avant de formuler deux réserves d’interprétation sur lesquelles nous reviendrons plus loin.
La formulation retenue par le Conseil constitutionnel peut surprendre. En effet, il est curieux de retenir seulement partiellement l’application des nouvelles règles de calcul de l’impôt sur le revenu. Qui plus est, si l’assiette de la plus-value est déterminée selon les règles en vigueur à la date de l’opération qui ouvre droit au report, l’assiette imposable de cette plus-value n’est, elle, déterminée que plus tard. En effet, le Conseil d’Etat lui-même considère que c’est au moment d’imposer la plus-value en report que l’assiette est retraitée pour imputer les éventuelles moins-values de même nature. Et on rappelle que la règle est l’imputation des moins-values avant l’application de l’abattement pour durée de détention.
L’analyse pourrait toutefois encore évoluer, à la faveur d’une nouvelle affaire. En effet, deux questions viennent d’être posées par le Conseil d’Etat à la CJUE, par une décision du 31 mai 2016, n°393881 (FR 29/16 inf. 10 p. 12).
Dans cette affaire, la CJUE sera amenée à se prononcer sur la conformité avec le droit de l’Union européenne du dispositif de report qui visait les échanges intervenus avant le 1er janvier 2000. Le contribuable à l’origine du recours considère que :
- l’interprétation du Conseil d’Etat qui consiste à regarder l’opération d’échange comme le fait générateur de l’imposition de la plus-value en report méconnaît les objectifs résultant de la directive fusion du 23 juillet 1990 (le requérant considère que le fait générateur devrait être le déclenchement de l’imposition, c’est-à-dire la cession des titres reçus à l’échange),
- si le fait générateur d’imposition doit être la fin du report pour les plus-values d’échange d’actions résultant d’une opération d’apport entre sociétés d’Etats membres différents (comme pourrait le juger la CJUE en application du droit de l’Union européenne), alors il devrait en être de même si l’opération d’apport se fait entre sociétés françaises (pour ne pas créer de discrimination géographique à rebours qui pourrait être déclarée contraire à la Constitution).
La conclusion qui sera donnée à cette question sera intéressante non seulement pour connaître l’imposition à appliquer à la plus-value lorsqu’elle intervient après un départ à l’étranger (qui est la question en instance d’être jugée), mais aussi pour savoir si elle donne un nouvel argument pour appliquer l’abattement pour durée de détention. En effet, si le fait générateur de l’imposition est la fin du report, et que ce dernier intervient à compter du 1er janvier 2013, il serait logique que l’abattement pour durée de détention s’applique.
On attendra donc la réponse de la CJUE qui visera le cas des plus-values mises en report à l’occasion d’échanges antérieurs au 1er janvier 2000, et la même question méritera éventuellement d’être posée s’agissant des échanges de titres intervenus depuis le 14 novembre 2012 et soumis au report obligatoire prévu par l’article 150-0 B ter du CGI.
Première réserve d’interprétation : lorsqu’il s’agit d’imposer une plus-value au barème progressif, cette plus-value doit être corrigée pour tenir compte de l’érosion monétaire
Dans sa décision du 22 avril 2016, le Conseil constitutionnel a relevé :
- que l’imposition au barème de l’impôt sur le revenu sans abattement pourrait conduire à une imposition globale atteignant facialement 62 %, en tenant compte des prélèvements sociaux notamment,
- qu’appliquer cette imposition à une plus-value, qui est constatée sur des valeurs mobilières qui ont pu être détenues sur une longue durée, méconnaîtrait l’égalité devant les charges publiques s’il n’était pas tenu compte de l’érosion monétaire.
La décision du Conseil constitutionnel ouvre donc aux contribuables concernés le droit d’appliquer un coefficient d’érosion monétaire.
Cette décision est rendue à propos des plus-values en report, mais on peut noter qu’elle semble pouvoir concerner d’autres plus-values pour lesquelles la loi ne prévoit pas d’abattement, comme les plus-values réalisées à l’occasion de la cession de parts d’OPCVM monétaires. La question pourrait peut-être également se poser pour les bons de souscription d’actions (BSA).
Mais la décision ne précise pas que l’indice à prendre en considération pour l’érosion monétaire est, comme on peut le penser, l’indice des prix à la consommation publié par l’INSEE. Il serait sans doute souhaitable que l’administration clarifie sa position sur la question en prenant parti sur l’indicateur pertinent pour appliquer la décision QPC, et en publiant des tables dont elle admettrait l’usage par les contribuables (comme elle le fait pour les contribuables redevables de la taxe sur les terrains devenus constructibles). Il sera aussi intéressant de voir si le législateur décide d’intervenir pour fixer une nouvelle règle d’imposition conforme à la Constitution pour les plus-values en report qui deviennent imposables à compter de l’année 2013, mais rien ne l’indique pour le moment.
L’évolution de cet indice doit s’apprécier sur la durée de détention des titres, qui est la durée sur laquelle la plus-value a été générée. Pour le calcul du coefficient, on retiendra donc comme début de période la date d’acquisition des titres, et comme fin de période la date du fait générateur de la plus-value, c’est-à-dire la date à laquelle cette plus-value a été réalisée (autrement dit la date de l’apport ou de l’opération de cession-réinvestissement qui a ouvert droit au report). Pour retraiter l’assiette de la plus-value, on peut penser que l’administration préconisera de recalculer l’assiette en tenant compte du prix d’acquisition revalorisé sous l’effet dudit coefficient. Mais on relèvera toutefois que la décision QPC indique, ce qui n’est pas la même chose, qu’il faut appliquer le coefficient à l’assiette de la plus-value, sans plus de précisions.
Enfin, la question se pose de savoir si le coefficient d’érosion monétaire peut permettre de réduire l’assiette de calcul non seulement pour l’impôt sur le revenu, mais également pour les prélèvements sociaux, la contribution sur les hauts revenus et le revenu fiscal de référence qui sert notamment à calculer le plafonnement de l’ISF. Le Conseil constitutionnel ne semble pas se prononcer en ce sens, puisque la décision rendue porte seulement sur le traitement au regard de l’impôt sur le revenu. Toutefois, on peut relever qu’en principe, l’assiette des prélèvements sociaux, de la contribution sur les hauts revenus et du revenu fiscal de référence est la même que celle de l’impôt sur le revenu, sous réserve de la neutralisation de certains retraitements qui sont prévus par la loi, ce qui, dans la législation actuelle, n’est évidemment pas le cas du mécanisme d’érosion monétaire.
Seconde réserve d’interprétation : les plus-values résultant d’un dispositif de report obligatoire ne peuvent pas subir un changement d’imposition (cas de l’apport de titres à une société contrôlée, soumis à l’article 150-0 B ter du CGI)
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel traite de façon spécifique les contribuables soumis à un régime obligatoire de report, ce qui vise en pratique les contribuables qui ont apporté leurs titres à une société qu’ils contrôlent, sous le dispositif de report de l’article 150-0 B ter.
Selon le Conseil constitutionnel, la particularité de ces reports qui ne résultent pas d’un choix du contribuable qui y est soumis explique que ce contribuable ne peut pas se voir appliquer un nouveau traitement fiscal en cas de changement des règles d’imposition, sauf motif d’intérêt général.
En cas d’apport à une société contrôlée entre le 14 novembre 2012 et le 31 décembre 2012, il convient donc d’appliquer la règle d’imposition qui s’est appliquée aux plus-values réalisées en 2012 (qui a été fixée par les lois de finances de fin 2012, loi de finances rectificative pour 2012 et loi de finances pour 2013), soit un impôt sur le revenu calculé au taux forfaitaire de 24% sans abattement, qui est dû lorsque le report prend fin.
En cas d’apport à une société contrôlée à compter du 1er janvier 2013, le contribuable restera redevable de l’impôt sur le revenu en application du barème progressif de l’impôt sur le revenu après abattement, même si les règles d’imposition changent avant la date à laquelle le report prend fin.
La formulation de la décision ne répond toutefois pas explicitement à la question de savoir si une simple modification à la hausse ou à la baisse des taux du barème progressif pourrait trouver application pour déterminer le montant d’impôt exigible à l’expiration du report. La décision semble indiquer qu’aucune modification ne peut venir affecter l’imposition, mais elle ne dit pourtant pas que ce report obligatoire est en réalité un différé d’imposition. D’ailleurs, il sera intéressant de voir quelle position l’administration retiendra, notamment pour permettre aux contribuables de savoir à quel moment il convient d’imputer les moinsvalues de même nature : à la date de réalisation de la plus-value ou à la date à laquelle le report prend fin ?
Les réclamations à envisager
Des réclamations peuvent être envisagées, à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel, par les contribuables qui ont subi une imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu à raison de plus-values en report devenues imposables à compter du 1er janvier 2013.
Pour ne pas subir les effets de la prescription, les impositions relatives aux plus-values déclarées au titre de 2013, donc mises à la charge des contribuables en 2014, doivent être contestées au plus tard le 31 décembre 2016. Les impositions des plus-values déclarées au titre de 2014, mises à la charge des contribuables en 2015, doivent être contestées au plus tard le 31 décembre 2017. Et l’on peut enfin constater que les plus-values à déclarer au titre de 2015 auraient théoriquement pu être corrigées jusqu’à la fin de la date limite pour la déclaration de revenus, mais les formulaires mis en service par l’administration n’étaient pas adaptés.
On peut regretter que le législateur n’ait pas prévu d’appliquer l’abattement aux plus-values mises en report avant 2013, contraignant les contribuables à former des réclamations. On peut aussi regretter que les réclamations permises par le Conseil constitutionnel amènent des questions auxquelles, comme on l’a vu, le Conseil constitutionnel n’a pas répondu expressément. Enfin, on gardera en mémoire que la CJUE doit répondre aux questions préjudicielles qui lui sont posées. Et, selon la réponse à cette question, l’abattement pour durée de détention pourrait finalement s’appliquer aux plus-values en report, avec dans ce cas de nouvelles opportunités de réclamation.
Tribune parue dans Avis d’Expert du portail des Editions Francis Lefebvre le 10 juin 2016